Une immersion de deux heures. Une plongée dans la mer très noire des femmes qui ramassent des raclées, parfois mortelles (121 en 2018) de leurs compagnons, époux ou ex. Une preuve, s’il en était besoin, que le sort parfois réservé à la moitié de l’humanité mérite d’être une grande cause du quinquennat en cours. Une façon aussi d’apposer le sceau présidentiel sur le Grenelle dédié à la lutte contre les violences conjugales. Mardi à 10 h 30, dans le XIXe arrondissement parisien, Emmanuel Macron soi-même s’est engouffré dans les locaux de l’emblématique «3919», la ligne d’écoute, de soutien et d’orientation dédiée aux femmes rouées de coups, bafouées, en danger. Pas de télés, pas de flashs, pas d’escouades de journalistes. Juste l’Agence France-Presse et Libération, qui, depuis janvier 2017 raconte, derrière les chiffres, les vies des victimes de féminicides. Une «vraie» immersion, insiste l’entourage.
Petite séance de présentations. Le 3919 reçoit des appels de toute la France, fonctionne sept jours sur sept, de 9 heures à 22 heures du lundi au vendredi, de 9 à 18 heures le week-end. Il fait partie de la Fédération nationale solidarité femmes, qui elle-même regroupe 67 associations. Un réseau qui permet d’orienter les femmes en détresse vers des relais locaux et dispose de 2 800 places d’hébergement. En ce jour de Grenelle et du lancement d’une campagne destinée à médiatiser la ligne d’écoute, les appels gratuits et anonymes (en moyenne 250 par jour) affluent. «Je sens qu’on va frôler les 2 000», annonce un membre de l’équipe. «C’est bien qu’on en parle, non ?» lance Emmanuel Macron qui note, digère, relance : «Pourquoi pas une ligne qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?», «Pourquoi ne pas éloigner les hommes violents du domicile plutôt que d’aider les femmes à partir ?», «Les hommes reconnaissent-ils les faits ? Sont-ils dans le déni ?»
«Echapper à l’enfer»
Mais le temps de l’immersion est compté et le Président est vite guidé vers une petite pièce, invité à écouter l’appel d’une victime. L’écoutante est une femme qui officie depuis le tout début de la ligne d’appel en 1992. Quand le numéro comptait encore 10 chiffres, quand les appels étaient moins fréquents, quand elle rêvait de «sauver toutes ces femmes». Scène de dialogue. Emmanuel Macron : «La situation a-t-elle beaucoup changé ?» Elle, longue robe noire, blouson de cuir noir au portemanteau, coupe au carré : «Les années 2000 ont été un tournant. Il y a eu des rapports sur les violences dont les enfants étaient victimes, la prise de conscience des conséquences pour la santé de la maltraitance des femmes. On était six. Il a fallu former de nouveaux écoutants.» Macron : «Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?» «Je pensais qu’on avait réussi à faire passer des messages. Mais j’ai encore eu ce matin une femme qui a été battue, elle souffre de fractures. Elle a aussi subi des violences sexuelles. Il y a des lois, mais ça ne suffit pas. Il y a encore un sentiment d’impunité. Certains considèrent les femmes comme des objets. Il y a toujours une domination masculine.» Le président opine. On lui signale de mettre son casque. Une femme appelle pour demander de l’aide.
L’écoutante prend les commandes : «Bonjour Madame, qu’est-ce qui vous amène vers moi ? Vous êtes à la gendarmerie en ce moment, c’est ça ? Pouvez-vous m’expliquer votre situation ? Vous voulez prendre vos affaires qui sont à votre domicile mais votre mari y est ? […] C’est la mission de la gendarmerie de vous protéger.» De questions en paroles rassurantes, le profil de la victime se dessine. En couple depuis quarante ans, grands enfants qui ne sont plus à la maison, les coups qui ont commencé à tomber. Les premières plaintes. Une chimio qui est venue pourrir encore davantage la vie. Le Président baisse les yeux. L’immersion est amère. L’écoutante résume : «Cette dame a été menacée de mort. Elle veut qu’un gendarme l’accompagne chez elle, pour prendre quelques effets et échapper à l’enfer. Le gendarme refuse.» Le Président lève les yeux au ciel. La tension monte dans la petite pièce.
«Passez-moi le gendarme», demande l’écoutante. Avec une douceur bien ferme, elle énonce : «Ecoutez monsieur, normalement nous n’avons pas ce genre de refus. Avez-vous un problème d’effectifs ?» ; «Quel article de loi vous empêche de l’accompagner ?» ; «Votre rôle est de protéger les citoyens» ; «Madame est en danger !» Le gendarme désespère Macron. Il exaspère la secrétaire d’Etat en charge de l’Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, qui est aussi du déplacement. Mais la règle du jeu a été fixée. Emmanuel Macron est là incognito. Impossible de passer une avoinée au représentant buté des forces de l’ordre.
Le Président demande : «Ça vous arrive souvent, ça ?» «Oui. De plus en plus. Dimanche, j’ai encore eu un gendarme qui ne voulait pas prendre une plainte.» «Il y a manifestement un grave problème de perception du danger, résume Emmanuel Macron, qui soupire : On a pourtant mis des référents violences faites aux femmes dans les gendarmeries et les commissariats.» Un diable passe… Le Président : «Il faut réussir à avoir un impact sur les forces de l’ordre.»
«Ça devient cyclique»
Séquence suivante. Emmanuel Macron est cette fois confronté à des victimes venues exprès. Il y a d’abord cette femme que son mari a poursuivie jusque dans l’Ehpad où elle travaillait : «Il a débarqué avec un couteau. Il visait la carotide. Il m’a mis des coups. Il a fallu réparer mon visage.» Elle ajoute : «Les premières fois que je suis allée à la gendarmerie, je n’ai pas eu d’écoute. A l’hôpital non plus. Je voulais une maison où me reposer. Je me suis retrouvée au 115.» L’immersion est à son comble. Le Président pose des questions : «Et vous Madame, il vous a battue longtemps ?» La deuxième victime explique qu’«à 25 ans, on croit que c’est de l’amour», mais qu’après, «ça devient cyclique». Elle précise : «J’ai eu la garde des enfants, mais il avait mon adresse…» La troisième a commencé à prendre des baffes à 22 ans. Il a fallu que son mari lui envoie la photo d’un fusil pour que la police réagisse. Le Président : «Il reste violent ?» «Ça s’accentue. Et chaque fois que je le croise au tribunal, il me fait des doigts d’honneur. Et je ne vous parle pas des problèmes de pension alimentaire…»
Le drame se décline. Les douleurs psychiques. Le corps qui emmagasine. Le manque de suivi psychologique des enfants. Les juges du pénal et du civil qui ne se communiquent pas les dossiers. La détresse économique. Les autorités parentales partagées qui impliquent que l’ex a l’adresse de sa victime, la double peine des femmes âgées, handicapées ou sans carte de séjour… La liste est longue comme une salve de coups.
Le président Macron remercie ces femmes de lui avoir exposé leurs vies. Il montre qu’il a noté. Repart avec une suite de requêtes. Fait un dernier tour des lieux. Repose la question : «Vous pourriez ouvrir vingt-quatre heures sur vingt-quatre et vous étendre à cet étage ?» Mais avec quel argent ? Après l’immersion, la rallonge ?