Avec la disparition à 99 ans du fondateur et directeur du Nouvel Observateur, une page de l’histoire de la presse se tourne. Jusqu’à un âge très avancé, cette plume redoutée et brillante aura signé l’éditorial de l’hebdomadaire. Jean Daniel et Claude Perdriel, âgé aujourd’hui de 93 ans, avaient continué de veiller durant des décennies aux destinées du journal qu’ils avaient fondé ensemble en 1964. Rebaptisé L’Obs en 2014 l’hebdomadaire avait alors été cédé au groupe Le Monde.

De la Résistance à la guerre

« Jean Daniel est excitant et insaisissable comme un héros de roman », a écrit de lui François Nourissier. Son existence est un passionnant galop à travers le XXe siècle. Fils d’un minotier, Jean Bensaïd (avec Daniel pour deuxième prénom) naît en 1920 à Blida, en Algérie, dans une famille juive. Privé de la nationalité française par le Régime de Vichy, il participe au Coup d’Alger en novembre 1942 avant de rejoindre la 2e DB. Attaché de cabinet du Président du Gouvernement provisoire Félix Gouin à partir de février 1946, il signe des articles « Jean Daniel » par devoir de réserve mais aussi pour se sentir plus en adéquation avec sa culture française.

Le soutien d’Albert Camus, l’amitié de Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber

 

Amoureux de littérature, il devient rédacteur en chef de Caliban, un magazine de vulgarisation culturelle. Il invite à y collaborer tous ses proches, touche peu à peu le Tout-Paris littéraire, et surtout obtient le soutien d’Albert Camus. Après l’avoir aidé à la tête des éditions Vineta et dans la tentative de lancement d’un magazine dédié à l’art, l’écrivain lui trouve un point de chute comme enseignant à Oran, l’été 1952, puis comme journaliste à la Société générale de presse à la rentrée (SGP). C’est lui encore qui publie chez Gallimard son premier livre, L’Erreur, un roman. À la SGP, Jean Daniel couvre les questions coloniales.

En novembre 1954, Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber l’appellent à L’Express pour traiter des « troubles » algériens. Jean Daniel a été souvent décrit comme pro-FLN ; pourtant il est plus juste de dire que, de 1954 à 1962, il est dans le camp de la négociation, ce qui exaspère à la fois les Sartriens, bon nombre de Français d’Algérie et l’OAS. La guerre est pour lui un déchirement personnel qui l’a séparé de Camus.

Dans l’histoire, ses entretiens avec J.F. Kennedy et Fidel Castro

En juillet 1961, alors qu’il couvre en Tunisie le conflit qui oppose Bourguiba à De Gaulle, il est gravement blessé à Bizerte. Après plus d’un an d’absence, il ne retrouve pas sa place au sein de l’hebdomadaire de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Sans l’appui de « JJSS », en octobre et novembre 1963, il réalise un double entretien avec John Fitzgerald Kennedy puis Fidel Castro pour confronter leurs visions respectives du différend américano-cubain. Il se trouve avec Castro le jour de l’assassinat du président américain et peut rendre compte de sa stupéfaction. Son scoop fait le tour de la presse internationale.

Claude Perdriel, un apport décisif

Juste avant sa blessure, Jean Daniel a rencontré deux êtres qui changent sa vie : Claude Perdriel, industriel passionné par la presse qui rêve de lancer un journal dans lequel il réunirait tous les talents qu’il aime. Et Michèle Bancilhon, son ex-femme, que Jean Daniel épousera en mars 1965 et dont il aura une fille, Sara, en août 1966.

Avec les journalistes d’un France Observateur déclinant (Olivier Todd, André Gorz, Hector de Galard, Bernard Frank) et les transfuges de L’Express (Serge Lafaurie, K.S. Karol, André Gorz), Jean Daniel et Claude Perdriel lancent Le Nouvel Observateur en novembre 1964.

Jean Daniel autorise des styles très différents, toujours très écrits, laisse libre cours à l’expression de personnalités fortes ; il favorisera l’émergence de talents comme Bernard Guetta ou Franz-Olivier Giesbert.

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Proche de Pierre Mendès France, il ouvre le journal à toutes les tendances de gauche, y compris féministes (il publie « le manifeste des 343 » en faveur de l’avortement en avril 1975), mais s’oppose fréquemment aux communistes. Partisan de la Deuxième Gauche et de Michel Rocard, il se rallie néanmoins à François Mitterrand, qu’il soutient en 1981. Avec l’arrivée au pouvoir des socialistes, le journal, qui passe pour inconditionnellement mitterrandiste, perd lecteurs et publicité.

Après l’échec du Matin qu’il a fondé en 1977, Claude Perdriel revient au Nouvel Observateur en sauveur. Il impose des couvertures accrocheuses, des pages économie, confie la rédaction en chef à Franz-Olivier Giesbert. Jean Daniel résiste pour défendre l’identité du journal, mais la recette de Perdriel porte ses fruits : l’hebdomadaire fait enfin des bénéfices. Peu à peu dépouillé de sa main-mise sur une rédaction sur laquelle il a régné en monarque absolu, Jean Daniel continue d’animer la « grand-messe » – sa conférence de rédaction hebdomadaire –, poursuit l’écriture de ses éditoriaux et reste associé aux grands choix.

Lui qui a toujours placé l’écrivain au-dessus de tout multiplie désormais les livres, nouvelles, carnets, essais. Il échoue à imposer pleinement l’image d’un penseur et d’un écrivain, ne se résignant pourtant jamais à n’être que lui-même, un grand journaliste.

 

(1) Corinne Renou-Nativel est l’auteur de la biographie de référence sur le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, 50 ans de journalisme aux éditions du Rocher, 2005.