7.mai.2020 // Les Crises
Source : Blogs Mediapart
La pandémie du Covid 19 n’est pas une pandémie quelconque. Benjamin Coriat, membre du collectif d’animation des Économistes atterrés propose d’analyser en quoi, pourquoi et par quels liens doit-on associer Covid et anthropocène.
Beaucoup a été dit et écrit à propos du Covid 19 depuis que la pandémie s’est abattue sur le monde. Pourtant, et c’est la motivation profonde qui anime cet article, des choses essentielles semblent n’avoir pas été entendues, ou en tous cas n’avoir été que très insuffisamment relevées. A commencer par celle ci : la pandémie du Covid 19 n’est pas une pandémie quelconque, une pandémie de plus – comme celles que furent en d’autres temps les pandémies de la peste, de la variole ou de la fièvre jaune… pour ne citer que les plus terribles d’entre elles.
Non. La pandémie du Covid 19 a ceci en propre qu’elle marque de manière indubitable le fait que l’âge nouveau dans lequel nous sommes entrés, celui de l’anthropocène, est et sera aussi celui de la multiplication des épidémies et des pandémies dans l’ensemble de la planète. Cette vérité nouvelle, si sa signification pleine est enregistrée, amène nécessairement un ensemble de bouleversements considérables dans la manière d’envisager et d’analyser le monde dans lequel nous sommes désormais entrés. Comme évidemment elle conduit à un ensemble d’implications majeures sur la manière de s’y comporter et de faire face aux défis inédits auxquels nous sommes désormais confrontés.
C’est sur ces sujets que porte la réflexion que nous proposons dans cet article.
1. Les zoonoses, filles naturelles de l’anthropocène
L’anthropocène, rappelons-le pour commencer, est généralement entendue comme un « âge » de l’évolution géologique de la planète, caractérisé par le fait que l’activité humaine – économique et industrielle – se manifeste désormais de manière si forte et si intense qu’elle affecte et perturbe ses équilibres éco-systémiques. C. Bonneuil (qui a joué un rôle clé pour introduire en France le débat sur ce thème) écrit à ce propos que le vocable « anthropocène » est le mot code qui s’est imposé « pour penser cet âge dans lequel le modèle de développement actuellement dominant est devenu une force tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques profonds, multiples et synergiques à l’échelle globale.[1] » Pour le dire d’un mot, l’anthropocène, dans son acception la plus générale désigne le moment où « les activités humaines sont devenues la principale force agissante du devenir géologique de la Terre » amenant avec elles un ensemble de dérèglements majeurs »[2].
La thèse est discutée et plusieurs questions sont débattues. La première s’énonce ainsi : sommes nous entrés dans une « époque » géologique nouvelle, ou bien l’anthropocène n’est elle qu’un simple « âge » nouveau (le dernier moment) de l’ère géologique actuelle – l’holocène ? Une autre question en débat est celle se savoir de quand date cette entrée dans l’âge nouveau… De nombreuses autres questions encore sont posées[3]. Elles ne nous retiendront pas ici.
Sauf l’une d’entre elles, d’importance majeure car elle a trait à la signification même de la notion d’anthropocène. Au plus simple deux contenus, deux « récits » ici s’opposent. Selon le premier, « naturaliste » et qui domine dans les arènes scientifiques internationales, la cause des destructions associées à l’anthropocène est rapportée à un acteur qui serait constitué par une « humanité » hypostasiée, a-historique, et posée comme a-sociale. Les implications de cette vision des choses sont que c’est « l’espèce humaine » comme telle – et sans plus de précisions – qui doit réviser ses activités et revoir ses comportements. Une seconde vison de l’anthropocène au contraire l’installe et la situe dans ses racines et fondements historiques véritables. Ce récit assume que c’est le mode de développement né du capital et de la propriété privée, de la poursuite effrénée de l’exploitation des ressources de la planète par les méga-acteurs que sont les grandes multinationales qui sont à l’origine des dérèglements constatés. Selon cette vision des choses l’anthropocène est un « capitalocène », au sens où c’est le mode développement imposé à « l’humanité » par le capital et ses opérateurs qui est au coeur de l’explication des destructions constatées et de l’entrée dans un nouvel âge géologique. L’auteur de ces lignes se range évidemment dans ce second récit. Et dans la suite de ce texte, les motifs qui justifient ce choix seront explicités[4].
Il résulte dans tous les cas, que dans le moment où nous sommes, les grands biens communs globaux que sont le climat, les océans, les pôles, l’atmosphère où la couche d’ozone… sont désormais devenus des écosystèmes dont les principes de reproduction – savants, complexes, infiniment délicats … – sont désormais percutés par des forces issues de l‘activité humaine et de son industrie. La mondialisation conduite sous l’égide du capital et de ses exigences a opéré de manière si puissante que nous sommes aujourd’hui entrés dans un monde ou les catastrophes – non nécessairement exactement prévisibles quant à leur nature et à leurs occurrences – sont pourtant désormais (si rien ne change) certaines.
Ce tableau et cette vision du monde sont celles qui jusqu’il y a peu s’imposaient. L’entrée dans l’anthropocène signifiait en pratique et par dessus tout, avec les altérations multiples subies par la biodiversité, l’entrée dans une ère de changement climatique, amenant avec elle un cortège de désastres annoncés.
Et voici qu’un virus, cette fois venu de Chine[5], change et complexifie sérieusement la donne. Ce virus, il faut le désigner par son nom scientifique : le SARS-CoV2[6], plutôt que sous le nom le plus souvent utilisé de Covid 19. Pourquoi SARS-CoV2 ? Parce que cette désignation, et notamment le chiffre 2 accolé à CoV, a le mérite d’apporter une précision essentielle : CoV2 signifie que le virus qui sévit aujourd’hui est un « remake », un « retour »[7]. Il y eut en effet, très proche dans sa structure moléculaire, un SARS-CoV1. Souvenons-nous en, c’était entre 2002 et 2004, le CoV1 aussi venait de Chine, mais d’un tout autre lieu (le Gouangdong au sud du pays, alors que le CoV2 est né à Wuhan dans le Hubei, au centre-est de la Chine). Le SARS-CoV1 fit en son temps, craindre le pire. Avant qu’inexplicablement il ne se dissipe, laissant derrière lui quelques milliers « seulement », de morts, là où on attendait des dégâts bien plus importants.
Ajoutons à cela, qu’un autre type de Coronavirus le MERS[8], qui sévit de manière privilégiée au Moyen-Orient, est venu confirmer, si besoin en était, la variété et la multiplicité de la diffusion de ces nouvelles maladies émergentes.
Poursuivons : les scientifiques nous donnent, à propos du SARS, des informations essentielles, pas assez entendues nous semble-t-il, et surtout qui doivent être mises en relation avec d’autres connaissances, d’autres savoirs.
Ce que nous disent d’abord les épidémiologistes, c’est que le SARS1, comme le SARS2, (comme un nombre incalculable de virus aujourd’hui répertoriés) sont membres d’une même famille de maladies : celle des zoonoses, c’est-à-dire de maladies provoquées par des virus présents dans l’animal, et qui – dans certaines circonstances – se transmettent à l’homme (l’inverse étant aussi possible). Ce que nous disent ensuite les scientifiques, c’est ce fait fondamental que les zoonoses, au cours des dernières décennies, sont en pleine expansion et ne cessent de se multiplier : VIH, SARS1, H1N1, H5N1, Ebola, MERS, SARS2… ne sont que les expressions les plus connues de ces nouvelles affections[9].
A cette lumière, la pandémie du SARS2 s’éclaire d’un jour nouveau. Non ce n’est pas une plaie d’Egypte… venue du ciel, sans causes, ni raisons, un « choc externe » imprévisible comme un vol de sauterelles qui s’abattrait sur nos villes ou nos campagnes. Ou un « cygne noir » comme disent les financiers. Tout au contraire, le SARS2 – quel que soit sa brutalité, la violence et la soudaineté avec laquelle il a fait irruption et s’est répandu dans le monde – obligeant à confiner pendant de nombreuses semaines, 3 à 4 milliards de personnes – était parfaitement prévisible. Parfaitement attendu. Mille signaux – les précédentes zoonoses – indiquaient que l’une d’entre elle, à un moment ou à un autre, ne disparaîtrait pas d’elle même, et se transformerait en une pandémie durable, et qu’après celle-là, il en viendrait d’autres, beaucoup d’autres… (cf. Encadré ). En ce sens, par sa brutalité, son universalité, son niveau de létalité, le SARS CoV2 est hautement symbolique. Il trace dans l’opinion une ligne de démarcation. Même si, loin s’en faut, le SARS-CoV2 n’est pas la première zoonose qui s’est diffusée dans le monde[10], il indique à tous, qu’un cran a été franchi, qu’une ère nouvelle s’est ouverte.
Les prochaines zoonoses… L’Arctique et la fonte du permafrost, menace principale ?
VIH, Grippe aviaire, SARS1, MERS, SARS2,… et puis quoi… . ?
Parmi les travaux scientifiques récents sur les zoonoses et leur diffusion, ceux réalisés par Kate Jones, Professeure à l’University College de Londres, (une modélisation de la biodiversité, qui a consisté à passer au crible 335 maladies émergentes apparues depuis 1940 (*)) ont mis en évidence qu’une dizaine de facteurs seulement est associée à plus de 80 % des affections virales chez l’homme.
Point central : ce sont les changements ou les ruptures dans les écosystèmes qui sont la cause première de la diffusion des zoonoses. Près d’un quart des épidémies trouvent là leur origine. Ainsi en est-il, par exemple, de la flambée de paludisme en 2010 en Amérique du Sud dont les chercheurs ont démontré que l’origine était liée à la fragmentation de la forêt amazonienne. Un récent article des Échos (« Covid 19. Les prémisses d’un Big One » par Paul Molga, Les Échos, 21 Avril 2020), qui décrypte le travail cité des chercheurs de l’University College rapporte que « les animaux sauvages peuvent en effet être porteurs d’une cinquantaine de virus avec lesquels ils co-évoluent en bonne intelligence, sans débordement. La contamination provient des mauvaises rencontres avec des espèces facilitant leur reproduction : au Liberia par exemple où la virulence de la dernière épidémie d’Ebola a surpris tout le monde, c’est le déboisement massif de la forêt tropicale qui a poussé plusieurs espèces de chauves-souris à se rassembler en groupes serrés sur les rares arbres encore sur pied, faisant de ce rassemblement un bouillon de culture constituant un puissant réservoir de transmission à l’homme». (Les Échos, art cité …)
Parmi les candidats à un retour dévastateur : la variole. Considérée comme éradiquée depuis 1979, elle est réapparue il y a dix ans en République du Congo sous forme d’une variante animale du virus qui s’est transmise à l’homme. L’OMS a ainsi émis une mise en garde contre une possible réémergence de la maladie (800 cas avaient été recensés), avant que celle-ci ait pu être contenue. En attendant la suite …
Hors les dégâts provoqués par le déboisement et l’extractivisme qui opèrent dans des lieux toujours plus nombreux, c’est de l’Arctique que pourrait venir la menace la plus sérieuse. En effet, du fait du dérèglement climatique, un tiers du permafrost, cette glace autrefois considérée comme « éternelle » qui recouvre une bonne partie des terres émergées de l’hémisphère Nord, pourrait fondre et libérer des pathogènes oubliés. Sur ce point, l’alerte fut donnée pendant l’été 2016 quand un enfant est mort en Sibérie après avoir sans doute contracté le bacille de l’anthrax libéré après le dégel d’un cadavre de renne conservé au froid pendant des décennies. « Peu avant, rappelle l’article des Échos, « le chasseur de virus Jean-Michel Claverie, directeur du laboratoire Information Génomique et Structurale de Marseille, était parvenu à ressusciter deux virus inoffensifs congelés depuis 30 000 ans. Et le chercheur de conclure : « Aucune raison que certains germes plus virulents pour l’Homme, les animaux ou les plantes ne survivent pas plus longtemps ».
Ainsi, à l’âge de l’anthropocène, il n’y aurait pas seulement addition et coexistence des chaos provoqués par le changement climatique d’un coté, la diffusion des zoonoses de l’autre. On assisterait à une combinaison et une association des deux phénomènes :car ici, avec le cas de la fonte du permafrost, c’est le changement climatique qui se transforme en source d’émergence et de diffusion de nouvelles pandémies.
(*) Ces 35 maladies ont permis d’identifier 84 virus pathogènes résultant de transmissions interespèces, 11 virus à ADN, 9 à intermédiaire ADN (familles des VIH et du virus de l’hépatite B) et 64 à ARN, du type de Covid-19.
2. Zoonoses, extractivisme et mondialisation
Pourquoi une limite a-t-elle été franchie ? Pourquoi faut-il s’attendre à ce que les zoonoses à l’avenir se répandent à travers la planète ? C’est ici que le savoir et les enseignements des infectiologues, après avoir été entendus, doivent être relayés et prolongés.
Repartons des infectiologues. La multiplication des zoonoses, nous disent-ils, tient au fait que l’activité des hommes, tout spécialement les destructions effectués de plus en plus profondément au cœur des forêts, pour y déployer des activités économiques diverses, les met en contact avec des espèces animales et les foyers de virus qu’ils hébergent, pour lesquels aucune immunité n’est constituée. Plus nous détruisons l’Amazonie pour y planter du soja transgénique, plus nous déboisons les forêts de Malaisie ou d’Indonésie, demain celles du Congo, pour y implanter la monoculture de l’huile de palme, plus nous prétendons faire de la forêt brûlée du pâturage pour produire de la viande bovine, bref : plus nous détruisons d’écosystèmes, plus nous multiplions les zones de contact, plus nous ouvrons la voie et le chemin à ces zoonoses devenues le vecteur central des épidémies. Dont certaines, comme le montre le cas du SARS2, ne peuvent être stoppées, parcourent le monde et se transforment en pandémies.
Nommons les choses par leurs noms : ces « zones de contact » multipliées désignées par les infectiologues comme les sources de nouvelles épidémies, sont le fruit d’un phénomène connu et étudié dans le détail depuis des décennies – notamment par les géographes et les économistes – et qui porte pour nom l’extractivisme.
L’extractivisme s’entend ici comme l’ensemble des activités (et des industries qui leur servent de support) consistant à extraire, directement et en masse dans le milieu naturel et sans retour vers lui, des ressources naturelles qui ne se renouvellent pas ou peu, lentement, difficilement ou coûteusement
Pour le dire plus complètement, l’extractivisme consiste en la destruction de la biodiversité par l’irruption de l’activité humaine dans des écosystèmes complexes et par nature fragiles, soit pour extraire une ressource déjà disponible dans l’écosystème (du bois, des ressources halieutiques en mer, du pétrole ou des gaz en milieu souterrain…), soit pour, après destruction du milieu naturel et de l’écosystème prévalent, implanter une mono-activité (huile de palme, soja le plus souvent transgénique, troupeaux d’animaux à viande…),. avec des effets de destruction souvent irréversibles sur de vastes ensembles naturels .
L’extractivisme concerne tout à la fois des ressources naturelles « foncières » ou des ressources relevant de la biosphère, et ne cesse de s’étendre[11]
Ainsi, avec la fonte des glaces en zone arctique, la ruée vers l’or noir présent dans les pôles menace de détruire ou de sérieusement altérer nos plus grandes et seules réserves d’eau potable, et met en danger l’espèce humaine dans son ensemble par le risque désormais avéré que la fonte des glaces jointe aux activités d’extraction de l’homme libère des ensembles de virus inconnus pour lesquels aucun système immunitaire dans le monde vivant d’aujourd’hui n’est préparé (cf. Encadré).
L’extractivisme, précisons le, ne consiste pas en la seule activité « d ’extraction » conçue dans le sens étroit de prélèvement de ressources, car pour être efficace, ou seulement opérant, l’extractivisme suppose la mise en place de voies d’évacuation, de transport et de circulation mondialisées. L’extractivisme requiert en effet d’immenses réseaux de transports (routes, voies ferrées, canaux, pistes d’atterrissage, pipe-lines, lignes à haute tension, navires et cargos marchands spécialisés de divers types, etc.). Les confins de la planète sont ainsi reliés par ces voies de pénétration multiples – qui sont autant d’atteintes à l’intégrité des espaces naturels désormais artificialisés et implantés dans le globe.
L’ouverture de ces routes et conduits multiples modifie totalement les données de l’exploitation des ressources naturelles là ou elles sont extraites. Ainsi, au cœur des forêts détruites et éventrées pénètrent et s’entassent des flux ininterrompus de migrants – journaliers employés par les grandes multinationales de l’extraction mis en contact avec les populations indigènes encore isolées, comme avec ces populations d’animaux qui sont les foyers d’où essaimeront et se répandront les futures zoonoses. Ce pour ne rien dire du fait que les routes et pistes forestières spécialement créées pour donner accès aux ressources naturelles en forêt, en montagne, dans la toundra ou les tourbières sont ensuite utilisées par d’autres acteurs – attirés là par les infrastructures installées, pour tenter leur chance et exploiter d’autres ressources toujours plus loin dans les béances ouvertes par les grandes exploitations multinationales.
Ajoutons ici un dernier élément. La voracité de l’extractivisme – un phénomène ancien – est aujourd’hui décuplée et démultipliée par le niveau de puissance, sans précédent dans l’histoire de l’humanité – de la finance internationale[12]. L’avidité de la finance– le niveau de rémunération exigé par les détenteurs de capitaux et les actionnaires – le niveau de concentration du capital entre des mains restreintes (les fameux fonds de pensions et autres fonds de placement), ont atteint des proportions telles que ces nouveaux opérateurs industrialo-financiers sont capables en quelques années seulement d’imprimer des destructions irréversibles sur des espaces immenses. Que l’on songe par exemple au gaz de schiste. Lorsque, il y a quelques années, le pétrole a atteint le prix de 150 dollars le baril (en 2004), ouvrant ainsi un boulevard aux énergies vertes et renouvelables, car à ce prix tout investissement ou presque dans les énergies vertes devenait rentable, qu’ont fait la finance, les grandes banques d’affaires et les grands opérateurs de l’énergie ? Se sont-ils précipités pour – enfin – faire monter en puissance la production d’énergie verte ? Que nenni ! La finance, les grandes multinationales de l’énergie se sont précipitées sur un nouvel hydrocarbure : le gaz de schiste ! Des investissements immenses sont ainsi venus prolonger l’extractivisme « classique » des compagnies pétrolières, en l’étendant et en lui donnant un nouveau terrain de jeu presque sans limite. Ainsi, en quelques années, les États-Unis, importateurs nets d’hydrocarbures depuis des décennies, sont devenus le premier producteur mondial d’hydrocarbures et un des principaux exportateurs de la planète, le tout au prix de gigantesques nouvelles et irréversibles destructions.
La voracité, la puissance des multinationales, appuyées sur une finance plus concentrée et plus destructrice que jamais, est ce qui caractérise la période que nous traversons.[13]. L’anthropocène, que nous avions désignée aussi sous le vocable de capitalocène défini comme l’âge dans lequel le capital et ses opérateurs (financiers comme industriels) ont pris la commande et le contrôle de l’extractivisme – a ainsi ouvert cette ère de destructions enchaînées et enchâssées les unes dans les autres, dans laquelle nous sommes aujourd’hui plongés.
Dans ces conditions on comprend pourquoi extractivisme et zoonose(s), zoonose(s) et mondialisation sont dans une relation étroite, intime, nécessaire[14].
Ainsi, et là est le point essentiel que nous voulions établir dans ce premier article, l’enseignement central de la crise ouverte par le SARS2 est que l’entrée dans l’anthropocène ne se manifeste plus seulement par un changement climatique dont les effets – à peine commencés – sont déjà catastrophiques. L’enseignement du SARS2 est que l’entrée dans l’anthropocène signifie aussi et tout autant l’entrée dans l’âge des zoonoses, dans l’âge de nouvelles épidémies et pandémies « émergentes » et à répétitions, celles ci pour certaines d’entre elles étant elles mêmes puissamment favorisées par le changement climatique. Zoonoses et changement climatique apparaissent ainsi comme les deux grandes menaces aujourd’hui avérées, liées à l’entrée dans l’anthropocène.
C’est cette nouvelle situation durable qu’il faut désormais être capable de penser et pour laquelle, il faut concevoir et préparer – en matière de politiques publiques – les armes nécessaires.
A suivre…
Notes
[1] C. Bonneuil « Capitalocène, réflexions sur l’échange inégal et le crime climatique ». revue EcoRev, 2017/1, n°44.
[2] idem C. Bonneuil précise encore: «… en termes d’extinction de la biodiversité, de composition de l’atmosphère et de bien d’autres paramètres (cycle de l’azote, de l’eau, du phosphore, acidification des océans et des lacs, ressources halieutiques, déferlement d’éléments radioactifs et de molécules toxiques dans les écosystèmes…), notre planète sort depuis deux siècles, et surtout depuis 1945, de la zone de relative stabilité que fut l’Holocène pendant 11 000 ans et qui vit la naissance des civilisations. Dans l’hypothèse médiane de +4°C en 2100 (formulée par le GIEC), la Terre n’aura jamais été aussi chaude depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la biodiversité, elle s’opère actuellement à une vitesse cent à mille fois plus élevée que la moyenne géologique, du jamais vu depuis 65 millions d’années. Cela signifie que l’agir humain opère désormais en millions d’années, que l’histoire humaine, qui prétendait s’émanciper de la nature et la dominer, télescope aujourd’hui la dynamique de la Terre par le jeu de mille rétroactions. Cela implique aussi une nouvelle condition humaine : les habitants de la Terre vont avoir à faire face, dans les prochaines décennies, à des situations auxquelles le genre Homo, apparu il y a deux millions et demi d’années seulement, n’avait jusqu’ici jamais été confronté, auxquelles il n’a pas pu s’adapter biologiquement et dont il n’a pu nous transmettre une expérience par la culture. »
[3] Les divers débats auxquels l’hypothèse de l’entrée dans l’Anthropocène a donné lieu sont précisément discutés dans C. Bonneuil et J.B Fressoz (2016) « Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous ». On consultera aussi avec fruit Andreas Malm (2017) « L’anthropocène contre l’histoire: Le réchauffement climatique à l’ère du capital « (ed LA FABRIQUE), ainsi que Virginie Maris (2018) La part sauvage du monde – Penser la nature dans l’Anthropocène (ANTHROPOCENE) du Seuil. Des lectures complémentaires utiles sont constitués par : Campagne Armel [2017], Le capitalocène, Aux racines historiques du dérèglement climatique, Préface de Christophe Bonneuil, Paris, Éd. Divergences. ; Malm Andreas [2016], Fossil Capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, New York, Verso. ; Malm Andreas [2017], « Nature et société : un ancien dualisme pour une situation nouvelle », Actuel Marx, Paris, PUF, 1er semestre, p. 47-63.
[4] La suite de cet article en présentant les formes particulières prises par l’extractivisme sous l’égide du capital et de la finance, précisera en quoi et pourquoi l’anthropocène est bien un capitalocène. Le maintien des deux notions se justifie par la relation qu’elles entretiennent entre elle. En suivant P.J Crutzen (météorologie et chimiste, rappelons le) qui le premier a proposé le terme, on posera que l’anthropocène désigne bien un âge géologique nouveau – celui dans lequel les activités et productions humaines influencent de manière décisive l’évolution des grands écosystèmes de la planète. L’expression capitalocène désigne alors quant à elle les modalités particulières – sous l’action et la domination du capital – sous lesquelles ces écosystèmes sont percutés et altérés.
[5] Nous disons cette fois venu de Chine, car le H5N1 est né au Mexique, Ebola dans les forêts d’Afrique …
[6] SARS-CoV-2 est l’acronyme anglais de Severe Acute Eespiratory Syndrome Coronavirus 2) . Il s’agit de la désignation officielle du coronavirus 2, exprimé en français par le sigle SRAS-CoV2, acronyme de Syndrome Respiratoire Aigu Sévère.
[7] Le chercheur scientifique Bruno Canard s’est longuement exprimé sur ce sujet, pour regretter notamment que les travaux, qu’avec son équipe il avait engagé pour approfondir l’étude du SARS-CoV1 et tester des vaccins, avaient dû être interrompu. L’Union Européenne (comme au demeurant le CNRS et l’ANR…) sollicité pour financer la poursuite de ces travaux n’ont pas vu l’intérêt de poursuivre une recherche fondamentale sur un virus – même s’il faisait partie d’une famille – dont les effets dévastateurs annoncés, avaient somme toute été limités … Voir l’entretien donné par Bruno Canard au journal Le Monde « Face aux coronavirus, énormément de temps a été perdu pour trouver des médicaments » Le Monde, 29 Février 2020
[8] Le coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient ou MERS-CoV (acronyme anglais de Middle East respiratory syndrome-related coronavirus, est le nom d’une variante de coronavirus hautement pathogène découvert en 2012 au Moyen-Orient, se caractérisant lui aussi par un symptôme de pneumonie aiguë, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient.
[9] Ainsi, un récent article de synthèse sur le sujet précise : « …60% des 1 400 agents pathogènes pour l’Homme sont d’origine animale et 75% des maladies animales émergentes peuvent se transmettre à l’Homme » Avec encore cette précision qu’« au sein des maladies émergentes, les zoonoses occupent une place particulière et leur importance tend à augmenter mécaniquement. La fréquence des maladies émergentes s’accroît depuis 1940 avec un pic dans les années quatre-vingt-dix (…). Entre 1940 et 2004, près de 330 nouvelles maladies infectieuses ont été découvertes, dont 60 % sont des zoonoses provenant à 70 % de la faune sauvage. » (Hélène Chardon, Hubert Brugère (2016) « Zoonoses au plan mondial, Enjeux et Perspectives » in La Revue Scientifique. Viandes et Produits Carnés, 13 novembre 2017.
[10] Il semble que la première véritable zoonose pandémique (et non simplement « épidémique ») a été celle du VIH Sida, dont les travaux les plus solides rapportent l’origine à des virus présents dans des grands singes d’Afrique qui se seraient transmis à l’homme.
[11] Il est hors de portée de cet article de proposer une « quantification » des ressources objets de l’extractivisme. A titre d’illustration et pour faire toucher du doigt l’ampleur des phénomènes concernés, indiquons à propos de la seule déforestation que selon la FAO (en charge du comptage sur ce point),16 millions d’hectares de forêts disparaissaient annuellement sur Terre. Ce qui représente l’équivalent de la surface de l’Angleterre, ou encore l’équivalent en surface de 86 % de la forêt française qui disparaît chaque année. Sont principalement visées les forêts tropicales. Selon le dernier rapport du World Ressources Institute (WRI), en 2018, près de 12 millions d’hectares de forêts tropicales ont disparu. Ce chiffre est en augmentation constante
[12] Alimenté et soutenu par la finance et la banque, l’extractivisme dans les dernières décennies a démultiplié ses champs d’opération. C’est ainsi qu’il se déploie désormais dans des domaines tels que :
– les ressources en eaux souterraines et superficielles (eaux minérales y compris)
– les ressources minières, pétrolières, gazière (gaz de schiste et de souche y compris),
– les ressources minérales (graviers, sable, pierre, argile…) et en métaux et métalloïdes (sous forme de nodules polymétalliques en mer),
– les ressources forestières (notamment en forêt tropicale et tout particulièrement en Amazonie), etc.
Le plus souvent un même milieu est soumis à plusieurs formes d’extractivisme qui vont cumuler leurs effets négatifs. Ainsi, par exemple, dans de nombreuses forêts tropicales l’extractivisme végétal (tourné vers l’exploitation d’une ressource particulière) voit ses effets écologiques, sanitaires et sociaux exacerbés par la collecte intensive de viande de brousse, l’orpaillage ou d’autres activités minières, pétrolières ou gazières qui en général se développent autour de l’activité d’extraction initiale.
[13] Ce point est rappelé avec force par C. Bonneuil (2017) dans un article spécialement consacré à ce sujet, dans lequel il est rappelé notamment que « Si toute l’activité humaine transforme l’environnement, les impacts sont inégalement distribués. 90 entreprises sont à elles seules sont responsables de plus de 63 % des émissions mondiales de gaz à effets de serre ». Sur ce thème, voir aussi le récent ouvrage de J.-M. Harribey (2020), Le Trou noir du Capitalisme, ed Du Bord de l’Eau
[14] Sur les formes destructrices prises par la mondialisation libérale (au-delà du seul extractivisme) et le sens qu’ y revêt la pandémie du Covid, voir l’analyse proposée par L. Charles : « Le Covid-19, révélateur des contradictions de la mondialisation néolibérale ». Note des Economistes Atterrés, mise en ligne sur le site des EA le 23 Mars 2020.
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