• Nouveau visage de la chasse et égéries des marques

    Johanna Clermont est la chasseuse française la plus suivie sur Instagram, où elle offre un contenu léché à ses 120.000 abonnés.
    Johanna Clermont est la chasseuse française la plus suivie sur Instagram, où elle offre un contenu léché à ses 120.000 abonnés. - Page Facebook de Johanna Clermont.
    Féminité et fusils

    "On apporte une image plus douce" : les influenceuses,

    nouveau visage de la chasse et égéries des marques

    Les influenceuses autour de la chasse cumulent des dizaines de milliers d'abonnés sur les réseaux sociaux, où leur image tranchant avec un milieu âgé et masculin. Elles y promeuvent des carabines et vêtements pour le compte de marques, qui saisissent l'occasion de viser un nouveau public.

    Elle pose les cheveux au vent, les yeux dans le vague et un fusil à la main. Avec ses plus de 120.000 abonnés sur Instagram, Johanna Clermont est à 23 ans la figure de proue des "influenceuses" françaises autour de la chasse, qui partagent leur traque du gibier sur les réseaux sociaux. Au moins aussi populaires que leurs homologues masculins, elles servent d'égéries à des marques vendant des carabines et autres treillis. Et affirment vouloir donner une image tranchant avec les stéréotypes, dans un milieu dominé par des hommes de plus de 55 ans.

    Sur leurs comptes Instagram, les mosaïques de photos font la part belle aux paysages de forêts et de montagnes. Les chasseuses apparaissent souriantes, une main posée sur la crosse d'un fusil, l'autre sur le pelage de leur chien. Les compagnons canidés sont omniprésents parmi les clichés, qui comptent aussi de nombreux animaux sauvages : sangliers, canards, cerfs… Les influenceuses posent également avec leurs "prélèvements", nom donné aux prises, mais les clichés de faune décédée restent minoritaires. "J'essaye d'en partager très peu, parce que ce n'est pas la partie la plus importante et que les réseaux sociaux censurent. D'ailleurs certains chasseurs me le reprochent, en disant que j'ai honte de partager le prélèvement", explique Johanna Clermont.

    "Si j'avais été un homme, je n'en serais pas arrivé là"

    Les chasseuses semblent au moins aussi suivies que les influenceurs masculins sur les réseaux. Une recherche rapide sur Instagram permet de trouver plus d'une dizaine de comptes féminins dépassant le millier d'abonnés. Et ce alors que les femmes ne représentent que 2,5% des chasseurs, selon des statistiques de la Fédération nationale de la chasse (FNC). Comment expliquer cette surreprésentation sur internet ? "Être chasseresse aujourd'hui permet d'être plus 'populaire' que certains hommes, car notre image est certainement plus douce que l'image masculine", analyse Justine, une lycéenne de 17 ans qui compte 7.600 abonnés sur Instagram. "Si j'avais été un homme, je n'en serais pas arrivé là, estime de son côté Johanna Clermont. Je pense qu'une partie de mon succès est dû à ma féminité. On sait que la femme fait mieux vendre, et d'autant plus dans un monde d'hommes". Parmi leurs suiveurs, ces chasseuses comptent environ 80% d'hommes pour 20% de femmes, un déséquilibre moins marqué que dans la pratique.

    Cette popularité a attiré l'attention des marques de chasse, qui rémunèrent les influenceuses à travers des placements de produits. Les chasseuses s'affichent avec une carabine, un couteau ou autre veste en tweed, identifient le fabricant dans la description de la photo, voire l'accompagnent d'une description louangeuse. "Première sortie avec le B725 plus que concluante. 3,5kg de bonheur qui m’ont permis de passer une excellente matinée de régulation corvidés", vantait par exemple Fiona Hopkins à ses 19.000 abonnés Facebook en mai dernier, à côté d'une photo la montrant avec un fusil sur l'épaule et une dépouille de corbeau à la main. Johanna Clermont organise aussi régulièrement des jeux concours : "L’un ou l’une d’entre vous remportera une magnifique veste de tir en tweed Alan Paine", annonçait-elle sur Instagram en octobre 2019. Pour avoir une chance de décrocher le gros lot, ses suiveurs devaient alors s'abonner au compte de la marque et identifier "deux amis en commentaire".

    Cibler une "nouvelle génération de chasseurs"

    Parmi ces marques, Browning fait figure de pionnière sur les réseaux sociaux. "Ils sont très en avance sur la gestion des influenceurs", souligne Marine, la deuxième chasseuse française la plus suivie avec 37.000 abonnés sur son compte "Instachasseresse". Cette jeune femme de 27 ans fait partie des quatre "ambassadeurs" du célèbre fabriquant de carabines, un panel à moitié féminin. Au cœur de la pandémie de Covid-19, la marque a diffusé en direct une série de longues interviews en visioconférence avec ces représentants : "Browning vous confine avec Marine", titrait une vidéo diffusée le 11 avril, dans laquelle l'influenceuse répondait à des questions depuis son canapé.

    En plus de ces têtes d'affiches, l'entreprise "travaill[e] avec une vingtaine d'influenceurs", précise Adrien Koutny, chargé des relations presse et des réseaux sociaux au sein de l'entreprise. Y figure Johanna Clermont, dont le succès est étroitement lié avec la stratégie de la marque. "La première fois que j'ai tué un sanglier, j'ai publié la photo sur mon Facebook personnel et elle a commencé à beaucoup tourner. Un employé de Browning m'a alors contacté par message pour me proposer de travailler avec eux. Ils m'ont dit qu'ils aimeraient que j'aie une page officielle, et m'ont suggéré de créer des comptes sur d'autres plateformes", raconte l'influenceuse.

    Pari numérique

    Un tel pari numérique peut surprendre, alors que la moitié des chasseurs a plus de 55 ans. "Il y a une nouvelle génération qui arrive, avec de plus en plus de jeunes chasseurs, explique Adrien Koutny. En plus d'apporter de la visibilité et du contenu, nos ambassadeurs permettent de se rapprocher des clients, qui les contactent pour leur poser des questions sur les produits". Et de se donner un vernis "glamour" à travers des visages avenants ? On pourrait le penser à la lecture d'une interview avec Johanna Clermont, publiée sur le site de l'entreprise en janvier 2017 : intitulé "Johanna Clermont, la chasseresse qui traque vos cœurs", l'article la présente comme une "jolie jeune femme de 19 ans". "Nous l’avons interviewé pour votre plus grand plaisir", poursuit le texte, signé par Adrien Koutny. Interrogé sur ce portrait, ce dernier note avec un embarras perceptible que "son physique est probablement la première chose qu'on remarque", avant d'assurer que "la beauté n'est pas un critère de sélection pour entrer chez Browning".

    Parmi les influenceuses que nous avons interrogées, Johanna Clermont est la seule à en tirer sa "source de revenu principale". Et à avoir adopté une organisation professionnelle : "Il y a différentes personnes qui gravitent autour de moi : une attachée de presse, des photographes… J'organise des shootings en extérieur, avec des mises en scène. Mais la plupart des clichés sont pris sur le vif, par un photographe qui me suit". De quoi produire des images léchées, au risque de s'attirer des reproches sur un manque d'authenticité. "Ce n'est pas du tout représentatif : elle est très jolie, bien habillée, porte une arme pour laquelle elle a été payée", pointe par exemple Martine Pion, présidente de l'Association nationale de la chasse au féminin. Les autres chasseuses indiquent prendre la plupart de leurs photos avec leur téléphone, et de façon "spontanée". "Je peux publier une photo un peu retouchée, mais jamais un shooting avec des animaux morts", souligne Marine, qui travaille comme responsable marketing d'une plateforme de réservations.

     

    "Casser le stéréotype"

     

    Toutes affirment vouloir participer à améliorer l'image de la chasse. "Cela permet de casser le stéréotype du sketch des Inconnus, d'un chasseur qui a la cinquantaine et boit de l'alcool. On montre une image plus féminine, plus élégante et plus jeune", estime Marine. "Les femmes apportent une image de la chasse différente, plus douce", abonde Margaux, une chasseuse de 28 ans. Sur sa page Facebook aux 13.000 abonnés, cette employée d'une coopérative agricole défend sa passion avec vigueur. "INONDEZ GROUPES DE CHASSE ET D’OPPOSANTS, PAGES DE CHASSES ET D’OPPOSANTS, PROFILS EN TOUT GENRE DE CETTE VIDÉO !", enjoignait-elle en juillet dernier, en partageant une vidéo YouTube sur "les bouffons du RIP sur les animaux", une initiative visant entre autres à interdire certains modes de chasse. Tandis que le 26 août, elle partageait un sondage du journal Le Point demandant s'il faut "interdire la chasse en France" : "La tendance est à deux doigts de s’inverser, ne lâchons rien !".

    En revanche, les influenceuses sont plus divisées sur une autre possible vocation : la promotion d'une meilleure place des femmes dans la chasse. Toutes récusent d'ailleurs le terme de "féminisme". "J'essaie de montrer aux hommes qu'une femme a autant sa place à la chasse qu'eux, affirme toutefois Mélissa, une chasseuse de 22 ans suivie par 5.000 personnes sur Instagram. Je pense qu'il y a beaucoup de femmes qui n'osent pas passer leur permis de chasse (...) de peur de ne pas être acceptées et de se faire marcher dessus par les hommes". A l'inverse, Johanna Clermont récuse un tel objectif, même si elle se dit "très contente quand des filles m'écrivent pour me dire que je les ai incitées à passer leur permis". "Ce n'est pas notre but", affirme-t-elle, considérant qu'il "est démontré que la femme a toute sa place dans la chasse". "On ne demande pas aux influenceurs de voyage ou de beauté ce qu'ils ont à prouver sur la place de la femme", ajoute-t-elle.

    Johanna Clermont va même plus loin en taclant l'Association nationale de la chasse au féminin, qui indique sur son site vouloir "créer une dynamique féminine dans le monde de la chasse". "Ce n'est pas en faisant une battue entre femmes que l'on va s'intégrer dans un monde d'hommes", assène-t-elle, ajoutant que "ce séparatisme-là ne fait qu'accentuer le problème". Et de railler le manque de visibilité de l'association par rapport à la sienne : "La personne qui a fait la Une de beaucoup de médias dernièrement, ce n'est pas l'association de Martine Pion". De quoi irriter l'intéressée. "Nous ne sommes pas des féministes, elle n'a rien compris ! Nous sommes là pour créer de la communication, par exemple avec les équipementiers, en les incitant à concevoir des produits adaptés au corps féminin", rétorque Martine Pion. Malgré cette passe d'armes, la responsable considère la visibilité des influenceuses comme "une bonne chose", et assure avoir "de très bons contacts sur Internet avec elles". La défense de la chasse passe avant tout.

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