• Poutine et Erdogan : les diaboliques

    Poutine et Erdogan : les diaboliques

    par Pierre Forman

    7 février 2020

    L'étrange alliance des deux tyrans, ratifiée par le sang des Syriens et des Kurdes, se trouverait-elle face à une impasse fondamentale ?

    Le président russe Vladimir Poutine et le président turc Recep Erdogan affichent une grande complicité lors de la cérémonie pour l'inauguration du Turkish Stream à Istanbul le 8 janvier 2020. Le président russe Vladimir Poutine et son homologue turc Recep Erdogan, lors de la cérémonie pour l'inauguration du Turkish Stream à Istanbul, le 8 janvier 2020. Photo : REUTERS

    Le vice donnant le bras au crime… Les images, régulières, des rencontres entre Erdogan et Poutine font irrésistiblement penser aux mots de Chateaubriand. Mais Fouché n’était pas aussi criminel que le tyran du Bosphore, qui assassine les Kurdes, martyrise son peuple, et fomente, d’Idlib à Tripoli, en passant par Nicosie, la déstabilisation de pays entiers… Et Poutine n’est pas l’évêque d’Autun, même si il aurait pu dire, avec ses milliards de roubles détournés dans des comptes cachées, comme Talleyrand s’était écrié devant Benjamin Constant, lorsqu’il fut nommé ministre : «Désormais il faut faire une fortune immense, une immense fortune»… Le vice, le crime, la corruption, les joies des polices politiques et l’élimination d’opposants, de l’Empire aux nouveaux impériaux, tout change pour que rien ne change, et les quatre personnages ont décidément un air de famille…

    Longtemps, la Russie et la Turquie furent des ennemis héréditaires. Sur la Mer Noire, au XVIIIe siècle, la Turquie voulait jalousement garder son hégémonie, quand la Russie cherchait l’accès aux mers chaudes, ce qui donna de multiples guerres. Dans le Caucase, la Turquie, par haine de l’Arménie, soutient l’Azerbaïdjan dans le conflit, exotique et tragique, du Haut-Karabagh (un des conflits gelés les plus oubliés du monde) quand la Russie a fait le choix inverse. Dans les Balkans, enfin, les Turcs se sont longtemps rêvés protecteurs des musulmans, les Bosniens par exemple, quand la Russie portait à bout de bras ses «frères» serbes. Pendant la Guerre Froide, c’est cette détestation séculaire, depuis au moins Catherine II, qui a distribué les cartes : d’un côté l’URSS, avançant ses pions contre l’ennemi turc, de l’autre, Ankara qui a choisi, très tôt, dès 1953, l’alliance avec les Etats-Unis et l’entrée dans l’OTAN.

    Mais, plusieurs paramètres ont subitement changé au début de notre siècle. D’abord, Erdogan s’est métamorphosé : alors qu’il feignait, depuis son arrivée au pouvoir, de passer pour un dirigeant modéré, une sorte de version islamique du chrétien-démocrate bon teint, désireux d’entrer dans l’Union Européenne, il avait pris soin de soigner sa relation avec Israël et de se réconcilier avec ses voisins. Puis, ôtant son masque, il a cherché à disputer au Qatar l’hégémonie sur l’islamisme sunnite. Il est devenu le champion de l’islam politique. Parallèlement, et semblablement, Poutine, après avoir semblé accepter l’ordre international, s’est mis à agir comme le hors-la-loi de la planète, envahissant l’Ossétie en 2008.

    Le rapprochement n’était pas encore complet. C’est en 2015, après un coup d’Etat manqué qui voulait le renverser, qu’Erdogan s’est mis à s’essuyer littéralement les pieds sur l’Occident. L’Europe ? Il la méprise, car il a compris qu’elle n’accepterait jamais ses dérives autoritaires et ses rêves mi-islamistes, mi-autoritaires, de grandeur impériale. Les Etats-Unis ? Trop proches des Kurdes, et puis, les Américains et les Européens ont mal dissimulé qu’ils auraient été presque heureux de voir Erdogan chuter en 2015.  Alors vers qui se tourner ? Eh bien : Poutine. N’était-il pas, lui aussi, un leader fort, despotique, corrompu, détestant l’Occident, la démocratie, la société civile, les journalistes, voulant venger son pays d’une supposée humiliation infligée par les «méchants» de l’ordre international ? 

    De son côté, en petit Machiavel, Poutine a bien compris tout l’avantage qu’il pouvait tirer à enfoncer un coin entre la Turquie et ses alliés de l’OTAN. Au départ, le rapprochement fut très compliqué : l’ambassadeur russe a été assassiné à Ankara en 2016. Des incidents ont lieu entre aviation russe et troupes turques cette même année. C’est que les deux pays ont des positions symétriquement inverses sur la guerre en Syrie. Champion de l’opposition islamiste, Erdogan couve les combattants djihadistes. Héraut des forces conservatrices partout dans le monde, Poutine a réactivé la vieille alliance soviétique avec les autocrates du monde arabe, dont les Assad. Surtout, Poutine a compris qu’en investissant très peu, des mercenaires et ses avions, il aurait, dans un contexte de retrait américain et d’atonie européenne, un poids disproportionné dans le grand jeu syrien.

    Et donc, Poutine et Erdogan, bien qu’opposés, ont entrepris de régler les choses en Syrie. Quel pied de nez ! Face à la médiation impuissante de l’ONU, eux ont réussi, au sommet d’Astana à obtenir des zones de désescalade entre forces du régime syrien et groupes rebelles. C’était la première fois, depuis 1945, qu’une crise au Moyen-Orient était résolue sans pays arabes, ni intervention américaine : une humiliation pour Washington, et pour l’ONU, les deux ennemis préférés de Poutine.

    Et les deux tyrans ont continué de batifoler. Pourtine a vendu des défenses anti-missiles à Erdogan, ce qui est une hérésie au regard des règles de l’OTAN, à laquelle appartient toujours la Turquie. Les deux larrons se sont entendus pour autoriser Erdogan à massacrer les Kurdes au Rojava, à l’automne 2019. Leur dernière lune de miel ? La Libye, où Erdogan exporte, à grands frais, les miliciens syriens désoeuvrés pour appuyer les forces islamistes, et où Poutine, toujours marionnettiste cynique, soutient le maréchal Haftar ou n’importe qui d’autre selon ses intérêts. Les positions semblent irréconciliables, entre Poutine, en soutien à un général autoritaire et laïc, et Erdogan, fervent avocat des islamistes ? Qu’importe, comme en Syrie, l’intérêt de l’opération est ailleurs : que la Turquie et la Russie deviennent, à eux deux, le condominium unique qui mette le Proche-orient et l’est de la Méditerranée sous sa coupe, pouvant se pousser du col sur la scène mondiale, humilier les Etats-Unis et l’Europe, et traficoter au passage des gisements de gaz, comme ceux que la Turquie vole en ce moment même à Chypre, ou des pipe-lines.

    Mais, ces derniers jours, le mariage de raison a volé en éclats. A Idlib, les djihadistes, retranchés derrière les civils syriens et les presque 400 000 civils déplacés, sont la cible des tirs indistincts, et meurtriers, des soldats syriens. En retour, la Turquie a abattu quelques gradés de l’armée syrienne. Et le vent semble être en train de tourner. Erdogan a prié la Russie «de ne pas essayer de nous empêcher d’agir» contre Damas et Bachar, et sur ce, le sultan est allé faire une visite… en Ukraine, où il s’est ingénié à énerver Poutine, par exemple en rappelant que la Turquie n’avait pas reconnu l’annexion de la Crimée, ce qui a horripilé le Kremlin. La précédente guerre entre Turquie et Russie, en Crimée justement, en 1856, s’était mal terminée pour Moscou…

    Quelle est la morale de cette histoire ? Peut-être que le cynisme a des limites. Et peut-être que cette alliance, ratifiée par le sang des Syriens et des Kurdes, trouve son impasse fondamentale. Peut-être, qui sait ?, à voir l’exaspération discrète contre les deux leaders usés par leur barbarie, que le temps des tyrans est peut être passé.

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