Je suis arrivé à Paris en 2002 avec une arrogance toute britannique. Comme la plupart des migrants britanniques à travers les âges, je ne me considérais pas comme un migrant. Il était pour moi une évidence que je pouvais voyager où je voulais. Mais après le 31 janvier, je ne serai plus européen. Et le marathon administratif que j’ai dû faire pour déterminer mon statut légal m’a montré combien ma nationalité britannique avait perdu de sa valeur.
Officiellement, nous sommes 784 900 ressortissants britanniques à vivre dans l’Union européenne (hors Irlande). Mais d’après Michaela Benson, sociologue au Goldsmiths College de l’Université de Londres, le véritable chiffre “tourne plutôt entre 1 et 2,2 millions”. La plupart des Britanniques expatriés (comme moi) ne se sont jamais donné la peine de se signaler comme tels auprès de l’administration de leur pays hôte : un passeport européen suffisait. Le chiffre officiel ne comptabilise pas non plus les personnes ayant une double nationalité, les adeptes des migrations saisonnières, les séjours limités comme les semestres d’études à l’étranger ou les travailleurs contractuels.
Un enfer administratif
La plupart des Britanniques vivant en Europe ne sont pas des retraités cramoisis buvant des coups sur la Costa del Sol. Cette catégorie domine simplement la couverture médiatique parce qu’elle est la plus facile à trouver. “Les citoyens britanniques installés dans l’un des 27 pays de l’UE sont des exemples d’intégration réussie, souligne Michaela Benson. Ils font partie de la main-d’œuvre locale, forment des couples binationaux et ont des enfants possédant une double nationalité.” De fait, bon nombre d’entre nous finissent par être invisibles. Nous étions des gens du coin et des Européens - jusqu’au Brexit.
Contrairement à ce que nous promettaient ses partisans, la sortie de l’UE a précipité nos vies dans un enfer administratif. Ce qui était en partie l’objectif. Car le populisme cherche moins à améliorer les choses qu’à punir “les élites” et les émigrés. Aujourd’hui, les Britanniques travaillant dans un pays européen se retrouvent dans les deux catégories.
Le règne de l’incertitude
Outre d’innombrables démarches administratives, le Brexit a également créé de l’incertitude. Alors que planait la menace d’une sortie sans accord, je ne savais pas si je serais autorisé à rester dans mon appartement avec ma femme française et mes enfants. J’ai donc décidé de demander la nationalité française. Ce qui ne m’a à aucun moment plongé dans des abîmes de questionnements sur mon identité. Pour les partisans de l’idéologie nativiste, l’identité est binaire : vous êtes soit des leurs, soit “un autre”.
Personnellement, je partage l’opinion du philosophe Amartya Sen pour qui nous possédons tous de multiples identités. Je suis britannique, parisien, londonien, cosmopolite invétéré, né en Ouganda, fan de foot néerlandais etc. Je serais honoré de pouvoir ajouter que je suis français, d’autant que (d’après l’indice de qualité des nationalités établi par Kälin et Kochenov) c’est le passeport le plus prisé du monde.
Le sésame de la francitude
Pour cela, il m’a toutefois fallu satisfaire aux lubies de l’administration française et rassembler une foultitude de papiers documentant mon existence. Un jour, je me suis rendu à l’ambassade de l’Ouganda à Paris pour faire tamponner mon certificat de naissance. “Brexit, c’est ça ? m’a demandé le diplomate à la réception. Pardon ? ai-je répondu. Depuis le Brexit, on voit défiler des Britanniques nés en Ouganda qui essaient de devenir français.” Cela m’a pris près de trois ans, mais j’ai finalement pu constituer mon dossier de demande de nationalité.
En attendant d’obtenir mon sésame pour la francitude (équivalent séculaire de l’éveil bouddhique), je suis allé à la préfecture de police de Paris pour demander un permis de résidence. La préfecture dresse son imposante silhouette comme le château de Kafka. L’aile réservée aux étrangers comporte plusieurs salles, selon le statut de votre pays d’origine. La file d’attente est longue pour les gens venant d’ex-Yougoslavie et des autres pays déconsidérés ; une salle entière est réservée aux étudiants algériens ; les Britanniques, eux, sont envoyés dans la salle Asie-Océanie.
Vestige d’une époque révolue
Presque vide, cette dernière est réservée aux privilégiés. À peine arrivé, je suis appelé à un guichet, et une fonctionnaire entame le rituel bureaucratique français consistant à parcourir mes documents d’un air désapprobateur. Il me manquait des pièces importantes, essentiellement parce que la préfecture, toujours facétieuse, n’avait pas jugé bon de les inscrire dans sa liste. Après avoir consulté son supérieur, la fonctionnaire m’accorda sur-le-champ un permis de séjour pour cinq ans.
Mon cas était simple : je suis un homme blanc, employé, qui comme tous les Britanniques vivant en Europe avant le Brexit se voit garanti son droit de résidence par l’accord de retrait. Tant que je vis en France, je compterai parmi les vestiges de cette époque où les passeports britanniques valaient de l’or. La situation est toutefois plus compliquée pour les Britanniques qui voudront déménager après le Brexit. Boris Johnson s’indigne que les citoyens européens “traitent le Royaume-Uni comme une partie de leur propre pays.” Il réduira sûrement leurs droits et les pays européens riposteront.
Certains devront émigrer illégalement
Les ressortissants britanniques n’auront peut-être plus le droit de s’installer en Europe, encore moins d’accéder au système de soin local, de faire valoir leurs droits à la retraite ou de faire reconnaître leurs qualifications. Certains devront peut-être émigrer illégalement. Il sera également compliqué de déménager à l’intérieur du Commonwealth. Le ministre australien du Commerce, Simon Birmingham, a déclaré qu’il ne pouvait “pas imaginer” entamer des négociations avec Londres sur une éventuelle “liberté de circulation”. L’Australie ne tient pas particulièrement à accueillir des flots de Britanniques peu qualifiés.
Les jeunes Britanniques d’aujourd’hui, qui sont largement europhiles et raisonnent à l’échelle mondiale, n’auront pas le luxe d’envisager une expatriation comme une évidence. Ils n’auront pas les choix que nous avons eus - à moins d’être riches. D’après Michaela Benson, les Britanniques dotés de bons emplois et de solides comptes en banque n’auront toutefois pas de problème à poursuivre leur évolution à l’étranger. Boris Johnson (qui a grandi à Bruxelles et parcouru l’Australie), son conseiller Dominic Cummings (créateur d’une compagnie aérienne en Russie qui a fait faillite) et les champions du Brexit, Iain Duncan Smith (qui a étudié à Pérouse, en Italie) et Nigel Farage (dont deux des enfants ont la nationalité allemande) savent quel privilège cela représente.