• "le fait de continuer à financer ce genre d'études retire des fonds dont on a tant besoin pour de véritables recherches scientifiques"

    Manger avec Atlantico

    Richard Feinman : "le fait de continuer à financer ce genre d'études retire des fonds dont on a tant besoin pour de véritables recherches scientifiques"

     

     

    Dr Guy-André Pelouze : Quelle est votre opinion actuelle sur l'épidémiologie nutritionnelle et pensez-vous qu'elle valait la peine d'être financée comme elle l’a (généreusement) été depuis la Seconde Guerre mondiale ?

    Richard Feinman : L'épidémiologie constitue une méthode générale qui permet de prouver que deux événements sont liés. Malheureusement, elle a été très largement mal appliquée et, dans le domaine de la nutrition, a produit une masse importante de résultats trompeurs et peu fiables. L'analyse des associations entre les résultats physiologiques ou médicaux et les dossiers diététiques ou d'autres mesures de la consommation qui comportent des erreurs extrêmement importantes n'a fourni que peu ou pas d'information utile, malgré les allégations exagérées. Les conclusions sont souvent absurdes : la viande rouge provoque le diabète, les régimes pauvres en glucides mettent la vie en danger, etc. Je pense que le fait de continuer à financer ce genre d'études retire des fonds dont on a tant besoin pour de véritables recherches scientifiques. Il y a des critiques détaillées et, anticipant votre prochaine question, il y a quelques bonnes règles que vous pouvez utiliser, mais il faut se méfier des approches épidémiologiques en nutrition.

    Je vais vous demander maintenant de commenter trois points essentiels. Tout d'abord la question de l'effet des graisses saturées semble persister en nutrition. Ancel Keys est décédé en 2004 : quel est son héritage sur cette question ? Les graisses saturées augmentent-elles le risque de maladies cardiovasculaires, en lien avec l'athérome ?

    Ancel Keys, bien sûr, est considéré comme le père du mouvement anti-graisses saturées, mais il existe d'autres candidats à cette paternité et il a de nombreux héritiers. Les preuves des effets des graisses saturées sont en grande partie épidémiologiques et par conséquent, comme je vous l’ai expliqué dans la question précédente, extrêmement faibles. La logique de ces preuves consiste d’abord à montrer l’association entre l'apport alimentaire en graisses saturées et le cholestérol total ou une fraction du cholestérol. Mais pour être probants, ces résultats doivent aussi être associés aux preuves d'une corrélation entre la présence de fractions de cholestérol et les maladies cardio-vasculaires. Or ces deux corrélations sont faibles et ne sont pas universellement observées. Donc cette thèse est sous-tendue par une logique qui est de toute façon fallacieuse. On a en réalité deux ensemble de données statistiques distincts ; or pour que le raisonnement tienne, il faudrait montrer que les personnes dont l'apport en graisses saturées prédisait un taux élevé de cholestérol sont les mêmes que celles dont le taux élevé de cholestérol prédisait une maladie cardiovasculaire. Cela n'a jamais été fait. Ce qu'il faut, c'est un test direct de l'effet de la consommation de graisses saturées sur les maladies cardiovasculaires. De telles études ont été réalisées à de nombreuses reprises et ne montrent presque jamais de corrélation. La littérature est claire. Il n'y a aucun lien entre les graisses saturées et les MCV.  Nous avons beaucoup cherché pour en trouver mais nous n'en trouvons pas. Cela ne veut pas dire qu'il ne pourrait pas y en avoir un, c'est-à-dire qu'il pourrait y avoir des individus pour lesquels ce lien existe, mais nous n'avons pas les preuves. De la même manière, lors d’un procès, il est impossible de prouver l’innocence de quelqu’un : ce qui est possible, c’est de prouver que quelqu’un est non-coupable. Beaucoup de gens ont le sentiment que si un régime alimentaire est riche en graisses saturées et en glucides, cela peut représenter un risque, mais nous ne pouvons même pas le démontrer.

    Dans ce contexte, l'épidémiologie nutritionnelle est très paradoxale pour le profane. Un jour, les œufs augmentent le cholestérol et le risque d’avoir une MCV et un autre jour (généralement dans une nouvelle étude comme celle-ci), manger des œufs est bon pour la santé. Y a-t-il une explication ? Pouvez-vous expliquer clairement pourquoi l'épidémiologie nutritionnelle n'est pas un domaine suffisamment sûr pour être utilisé dans les directives alimentaires de la vie quotidienne ?

    Il y a des critères pour décider quand une étude épidémiologique est vraiment prédictive. Un d’entre eux est particulièrement intéressant : ce sont les neuf principes notés par Bradford Hill qui a identifié le lien étroit entre la fumée de cigarette et le cancer du poumon. Les règles de Hill ne sont pas le fruit du hasard, mais plutôt de l'intuition et de l'expérience des scientifiques ou, plus encore, du bon sens. Les études d'observation en épidémiologie nutritionnelle déterminent la probabilité de maladies cardiovasculaires (MCV), par exemple, si vous mangez régulièrement des œufs. La probabilité, bien sûr, comme dans les paris, on la calcule ainsi : le nombre de personnes qui développent une maladie divisé par le nombre total de personnes dans un groupe particulier (manger des œufs, ne pas manger d'œufs). En médecine, la probabilité est aussi appelée risque, et le rapport de risque (RR) est simplement le risque pour le groupe de mangeurs d’œufs d’avoir une MCV divisé par le même risque pour ceux qui n’en mangent pas. Un RR de 1 signifie qu'il n'y a pas d'effet sur les œufs, c'est-à-dire que les chances sont à 50-50. Moins de 1 signifie moins de risque et plus de 1, plus de risque. Alors, dans quelle mesure le RR peut-il être suffisant pour être considéré comme prédictif ? Eh bien, l'étude de Hill's sur le tabagisme est considérée comme une sorte de norme. Il a constaté que le taux de mortalité par cancer du poumon était 10 fois plus élevé chez les fumeurs de cigarettes que chez les non-fumeurs et que le taux chez les gros fumeurs de cigarettes était même de 20 à 30 fois plus élevé. Dans l'étude que vous avez mentionné, le RR pour les mangeur d’oeufs par rapport à ceux qui n’en mangent pas du tout était de 0,89 (1,12 dans l'autre sens). 47/53 est en fait si proche de 50:50 que cela ne veut rien dire. C'est pourquoi, comme vous le dites, l'épidémiologie nutritionnelle ne vous dit rien que vous puissiez utiliser dans la vie quotidienne.  Alors pourquoi en parle-t-on dans les revues scientifiques ? Pourquoi les médias s'en emparent-ils ? Et, comme vous le dites, si la semaine prochaine, les œufs s'avèrent être un risque dans l'une de ces études, pourquoi personne ne les sortira de son alimentation ?

    La réponse est la suivante: l'épidémiologie nutritionnelle, c’est de la mauvaise science, peut-être même de la science du tout. Comment cette « spécialité » peut-elle persister ? La réponse : dans un domaine qui tolère la mauvaise science, les revues scientifiques sont susceptibles d'être mauvaises et lorsque des gens comme moi, des gens qui ont des titres et des diplômes qui montrent leur compétence, des gens d'expérience, soulèvent la question, les revues ne les publient pas. Les consommateurs, les diététiciens, les gens qui souhaitent traiter une maladie avec des solutions nutritionnelles ? Ils sont laissés pour compte. Il y a beaucoup de méthodes pourtant, comme celle de Bradford Hill. Mon livre, des livres écrits par d'autres et de nombreux articles peuvent vous donner des idées sur la façon dont vous pouvez comprendre scientifiquement votre alimentation. Vous pouvez utiliser votre bon sens et vous pouvez fabriquer avec cela votre propre science. Nous pouvons tous voir les effets de ce que nous mangeons. Il faut juste être honnête avec soi-même.  Je dis souvent que "J'aime le mot français pour « experiments », expériences, parce que c'est ce que je recommande", En Anglais, "experiment", c'est-à-dire, l’expérience scientifique, porte une connotation sérieuse et formelle. Par contre, le mot "expérience" implique l’expérience de la vie quotidienne. J'espère d'indiquer que nous pouvons comprendre des idées scientifiques en prêtant attention à notre expérience vécue.  C'est une simple question de bon sens. Si vous suivez les recommandations d'un régime alimentaire et que votre propre expérience vécue est que vous prenez du poids, vous savez que c'était une mauvaise recommandation...

    Le deuxième point concerne les calories. Avez-vous une explication au débat récurrent qui oppose le rôle de l'apport calorique total à la répartition des macronutriments dans l'obésité ? Les nutritionnistes sont paradoxaux et divisés sur le rôle des calories et des macronutriments dans l'obésité et le DT2 : quel est l'état de l'art des données expérimentales en 2019 ?

    Le débat récurrent ressemble un peu à ce que l'on appelle dans les communications "half-duplex" (en français semi-duplex) : il n’y a en fait pas vraiment de conversations sur ces sujets. Les gens se parlent juste à eux-mêmes. La bioénergétique, la science de la thermodynamique appliquée aux systèmes vivants, est claire. C'est que personne ne veut vraiment changer d'avis. Il existe de nombreuses expériences montrant que, tout comme les processus physiques ou industriels, le métabolisme des différents aliments a une efficacité variable sur le nombre de calories qui sont stockées comme graisse, gaspillées comme chaleur, ou utilisées pour un travail utile (pour les organismes vivants, le travail chimique de fabrication de nouveau matériel cellulaire).  Pour l'obésité, il y a un réel avantage pratique à limiter les glucides - au-delà du gain en inefficacité (vous voulez gaspiller de l'énergie à combattre l'obésité ?), la satiété est bien meilleure et vous perdez votre goût pour le sucre (du moins la plupart d'entre nous le font). Pour le DT2, cependant, il s'agit d'un problème critique car le diabète de type 2 est une maladie (en réalité plusieurs maladies) d'intolérance aux glucides. Ici, il y a deux sources de confusion. L'American Diabetes Association et d'autres organismes privés et gouvernementaux insinuent explicitement ou indirectement que la perte de poids est la première approche pour traiter le diabète de type 2, malgré de nombreuses preuves du contraire. Ils reconnaissent qu'il y a beaucoup de personnes obèses qui n'ont pas le diabète et inversement beaucoup de personnes atteintes de diabète qui sont minces.  En même temps, ils reconnaissent que les glucides alimentaires totaux sont le facteur le plus important dans la régulation de la glycémie. Plus important encore, ils se donnent le privilège d'ignorer les preuves qui montrent que la perte de poids n'est pas nécessaire pour améliorer la réponse glycémique et que les régimes à faible teneur en glucides sont au moins aussi efficaces et généralement plus performants que les autres pour perdre du poids.

    Le troisième point concerne le diabète de type 2. Que signifie le fait que l'Association Américaine du Diabète (ADA) a récemment reconnu que les régimes à faible teneur en glucides peuvent être utiles dans le DT2 ? En fait, s'agit-il d'une simple reconnaissance ou du début d'un revirement sur le rôle des sucres et de la charge en glucides dans le traitement de l'obésité et du DT2 ? Quel est le rôle des approches cliniques alternatives comme Virta Health dans ce contexte ?

    Le document de l'ADA est non scientifique, mal rédigé et très biaisé. Il s'agit d'un document politique plutôt que scientifique, et l'intention semble aider l'ADA plutôt que les fournisseurs de soins de santé ou leurs patients. On ne peut donc pas prédire ce que cela signifiera. La question connexe pourrait être de savoir ce que cela signifie que l'ADA a ignoré l'idée évidente, historique et bien documentée que, comme nous le disons, les restrictions alimentaires en matière de glucides devraient être la première approche pour traiter le diabète de type 2 et comme complément à la pharmacologie du diabète de type 1.  Bien que l'ADA ait admis dans ses lignes directrices de 2013 que " la quantité de glucides est le facteur le plus important influençant la réponse glycémique après le repas et devrait être pris en considération lors de l'élaboration du plan alimentaire. L'apport en glucides a un effet direct sur la glycémie postprandiale chez les personnes atteintes de diabète et constitue le principal macronutriment préoccupant dans la gestion de la glycémie." Comme dans votre question précédente, il insiste sur le fait que la perte de poids est primordiale.

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