• 2020, nouvelles années folles : « La culture entière est dans un état de détresse existentielle »

     

     

    2020, nouvelles années folles : « La culture entière est dans un état de détresse existentielle »

    PROSPECTIVE (3/7) A l’occasion de notre dossier « 2020, les nouvelles années folles », Michael Pollan, auteur de « Voyage aux confins de l’esprit », revient sur le potentiel des thérapies psychédéliques dans le domaine de la santé mentale.

    Propos recueillis par Laure Beaudonnet

    Publié le 08/01/20 à 09h51 — Mis à jour le 11/01/20 à 09h05

     
    Une jeune femme dépressive. Illustration
    Une jeune femme dépressive. Illustration — GILE MICHEL/SIPA
    • A l’occasion de l’entrée dans la nouvelle décennie, 20 Minutes consacre une série d'articles aux années 2020, nouvelles années folles.
    • Pour Michael Pollan, auteur de Voyage aux confins de l’esprit (quanto), les psychédéliques pourraient aider à sortir de la crise de la santé mentale.
    • La psilocybine (composé psychoactif principal des champignons hallucinogènes) semble être une vraie alternative aux traitements qui existent aujourd’hui pour soigner les pathologies mentales.

    Cent ans plus tard, les « années folles » repointent le bout de leur nez. Des « roaring twenties » [les années 1920 rugissantes], portées par une euphorie créatrice et une croyance quasi fanatique en la révolution industrielle, nous entrons dans les « worrying twenties » [les années 2020 inquiétantes], comme l’a baptisé la grande étude de Ipsos « Trend Obs 2020 ». Toute la semaine, 20 Minutes explore les futurs proches qui nous attendent d'ici 2030.

    Au menu de la décennie : désenchantement, détresse existentielle et fantasme de l’apocalypse. Dans cet épisode, Michael Pollan, auteur de Voyage aux confins de l’esprit, explique comment les psychédéliques pourraient nous rendre plus heureux.

    Nous entrons dans les nouvelles années folles. Au premier sens du terme, cette fois-ci. Face à une société de plus en plus préoccupée par l’urgence climatique, aveuglée par la révolution numérique et gangrenée par les désordres mentaux en tous genres (anxiété, burn-out, dépression, addictions…), le parallèle avec les années 1920 est presque trop évident.

    Tandis que notre civilisation vit une crise de la santé mentale sans précédent (selon l’OMS, plus de 300 millions de personnes souffrent de dépression dans le monde), le journaliste et essayiste Michael Pollan publie Voyage aux confins de l’esprit, une enquête sur le potentiel médical des psychédéliques. La psilocybine (composé psychoactif principal des champignons hallucinogènes) est-elle le salut d’une société qui sombre dans la folie ? Interview.

    Michael Pollan a enquêté sur les effets des thérapies psychédéliques sur les maladies mentales dans «Voyage aux confins de l'esprit»Michael Pollan a enquêté sur les effets des thérapies psychédéliques sur les maladies mentales dans «Voyage aux confins de l'esprit» - FRANCIS COLLIN

    Pourquoi les thérapies psychédéliques sont-elles plus prometteuses que toutes celles qu’on a connues jusqu’ici ?

    Il faut noter qu’on vit une crise mondiale de la santé mentale. La dépression, le suicide, l’addiction augmentent et les traitements dont nous disposons aujourd’hui, les antidépresseurs, ne fonctionnent plus aussi bien qu’avant. La plupart des médicaments qui concernent la santé mentale s’attaquent seulement aux symptômes, pas aux causes, et ils sont limités. Si on compare les traitements pour la santé mentale à ceux des autres branches de la médecine (l’oncologie, la cardiologie, les infections), ces dernières ont prolongé la durée de vie et ont diminué la souffrance de manière significative. On ne peut malheureusement pas dire cela de la santé mentale. Il y a un besoin énorme d’innovation et les psychédéliques représentent une nouvelle approche.

    « J’ai discuté avec des personnes atteintes de cancer qui luttaient contre la peur de la mort (…). Après une seule expérience de psilocybine, dans de nombreux cas, ils n’avaient plus peur de la mort »

    En quoi ces thérapies sont-elles révolutionnaires ?

    Je parle spécifiquement de la psilocybine, qui est le psychédélique le plus commun. C’est l’ingrédient des champignons hallucinogènes. Elle est assez proche du LSD mais l’effet est plus court. Elle est non-toxique -il n’y a pas de dose létale-, et elle n’est pas addictive, à la différence des médicaments psychiatriques. Il n’est plus question d’avaler un comprimé jusqu’à la fin de ses jours, une seule prise ou deux sont nécessaires. L’idée n’est pas de changer la composition chimique du cerveau, mais d’offrir une expérience mentale puissante qui semble changer le regard que portent les gens sur leur vie et sur leur comportement. Dans de nombreux cas, la psilocybine ne traite pas seulement le symptôme, mais aussi la cause. Elle ne vous aide pas seulement à vous sentir mieux, elle vous offre de nouvelles perspectives. J’ai discuté avec des personnes atteintes de cancer qui luttaient contre la peur de la mort, l’angoisse et la dépression. Après une seule expérience de psilocybine, dans de nombreux cas, ils n’avaient plus peur de la mort.

    Vous dites que ces thérapies fonctionnent parce qu’elles permettent de visualiser les pensées. Est-ce la seule façon de vivre ce type d’expériences ?

    Nous ne sommes pas certains de la façon dont cela fonctionne. Certaines personnes expliquent qu’elles ont eu une nouvelle perception d’elles-mêmes. Elles se sont vues avec plus de distance. Certains de leur comportement leur ont paru stupides (fumer ou boire) et elles se sentaient capables d’arrêter. Les idées que vous avez pendant l’expérience apparaissent comme des vérités, pas simplement une opinion subjective mais une vérité objective. De nombreux fumeurs m’ont dit : « Je me suis rendu compte que fumer est stupide. Donc je n’ai plus voulu le faire ». Cette idée semble évidente, elle a traversé de nombreux esprits auparavant, mais elle était plus robuste avec les psychédéliques. A travers les scanners, on observe que le cerveau est temporairement recâblé, tous les schémas de pensée disparaissent pendant un certain temps et de nouveaux schémas se forment. Certains parlent d’un redémarrage de l’esprit, comme si on débranchait un ordinateur lorsqu’il bugge. Il s’agit peut-être d’une secousse dont l’esprit avait besoin. Il est intéressant d’observer que les psychédéliques sont particulièrement performants sur les maladies mentales qui partagent une caractéristique : la rigidité de pensée. Les esprits qui sont bloqués dans des boucles de ruminations. Il semblerait qu’ils en soient libérés, au moins quelque temps, de façon à leur donner de nouvelles perspectives.

    Vous expliquez dans votre livre que ces thérapies fonctionnent pour les dépressifs pendant un certain temps et qu’ensuite la dépression peut revenir. Peut-on vraiment considérer qu’elles marchent dans ce cas ?

    Nous ne savons pas. C’est l’une des questions sur laquelle se penche la grande expérimentation réalisée en Europe et aux Etats-Unis. Les premières recherches menées par l’Empire College à Londres ont montré que la dépression revenait après plusieurs mois, mais pas aussi sévèrement qu’auparavant. Peut-être qu’il faudrait refaire l’expérience de la psilocybine tous les six mois. Nous ne savons pas combien de temps les effets peuvent durer ni si la psilocybine va marcher sur tous les types de dépression. Mais cela peut éviter un suicide par exemple. J’ai interviewé une femme pour mon livre, une Américaine qui vit à Londres. Elle est dépressive depuis trente ans, sans interruption. Et elle a vécu un mois entier sans sa dépression. Même si la dépression est revenue, cette expérience l’a changée parce qu’elle a compris que c’était possible de ne pas être dépressive. Elle était à nouveau convaincue qu’elle devait continuer à chercher des traitements. Pour la dépression, il faut peut-être envisager une maintenance régulière, mais dans le cas des addictions, les effets sont souvent permanents.

    « Je ne crois pas qu’en donnant cette drogue à Donald Trump, il deviendrait un homme plus respectueux de l’environnement »

    Vous dites que la méditation a les mêmes effets sur le cerveau que la psilocybine. Pourquoi ne pas directement faire de la méditation ?

    Certaines personnes se servent de la méditation pour se débarrasser de leurs addictions. Il y a une étude sur la cigarette qui utilise, je crois, la méditation. Cette pratique semble produire des états cérébraux similaires à la psilocybine et une phénoménologie similaire dans le rapport à l’ego et dans la dissolution de l’ego. Mais avant de devenir bon en méditation, il faut des années. Vous pourriez penser que les psychédéliques sont un raccourci pour arriver au même état que la méditation, mais certains d’entre eux sont en crise.

    Notre époque est de plus en plus angoissée devant l’urgence climatique et l’idée d’un effondrement de la civilisation. Pouvons-nous penser que la société vit une « détresse existentielle » similaire à celle que vous décrivez pour les personnes atteintes de cancers ? Ces thérapies sont-elles notre salut pour aborder le futur ?

    C’est vrai, la culture entière est dans un état de détresse existentielle sur la question du climat. On observe une augmentation de l’intolérance, du racisme et de la xénophobie. Les psychédéliques aident d’un point de vue individuel. Une seule prise de psilocybine change l’attitude vis-à-vis du monde naturel, c’est l’une des découvertes les plus frappantes des recherches récentes. Les patients se sentent plus connectés à la nature et c’est exactement ce genre de tournant pour la conscience dont nous aurions besoin pour sauver la planète. Mais comment administrer une drogue, une expérience psychédélique, à une civilisation entière ? C’est une question intéressante. Est-ce que cela marcherait sur une personne qui ne penche pas du tout dans cette direction ? Je ne crois pas qu’en donnant cette drogue à Donald Trump, il deviendrait un homme plus respectueux de l’environnement.

    Sommes-nous sur le point de voir ces thérapies dans le commerce ?

    Il y a de grandes chances que les thérapies psychédéliques soient disponibles pour traiter les dépressions, les addictions, l’anxiété, les troubles du comportement, toute une gamme de troubles mentaux dans les dix prochaines années. Les régulateurs comme l’Agence européenne des médicaments (EMA) et l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) aux Etats-Unis encouragent la recherche. Ils reconnaissent aussi le besoin de trouver de nouveaux outils pour soigner les maladies mentales et il en existe très peu dans les tuyaux.

    Quels obstacles restent-ils à surmonter ?

    Il y a plusieurs défis. Les obstacles pourraient être économiques. Comment l’industrie pharmaceutique peut-elle faire de l’argent sur un médicament qui ne peut pas être breveté ? On trouve la psilocybine dans la nature. Et même s’il y avait eu, par le passé, un brevet, il serait arrivé à son terme. Pareil pour le LSD. De même, pour les psychothérapeutes, il faut beaucoup d’accompagnement psychothérapeutique pendant l’expérience. Vous ne prenez pas simplement une pilule et ensuite vous rentrez chez vous. Vous êtes préparés par deux thérapeutes qui restent avec vous tout le long de la séance, ça peut prendre six à huit heures et quand vous reprenez vos esprits, le lendemain, vous discutez de l’expérience, vous essayez de donner un sens à ce qui vous est arrivé. Cela représente une vingtaine d’heures de psychothérapie, ce n’est pas commun. A la place d’une séance chez le psychothérapeute toutes les semaines, c’est une grosse implication pendant trois ou quatre jours. Et peut-être plus rien après cela. Enfin, un revirement comme nous l’avons vu dans les années 1960 pourrait se reproduire. Toute la culture pourrait se retourner contre les psychédéliques et couper court à la recherche. C’est possible, mais c’est peu envisageable. S’il y a un cas de suicide, par exemple, le public pourrait réagir dans la peur.

    Vous parlez d’une crise de la santé mentale mondiale. Sommes-nous en train de sombrer dans un monde en détresse ?

    Regardez la jeunesse aujourd’hui. J’enseigne dans deux universités, à Berkeley et à Harvard, et la demande pour des conseils psychologiques est effarante. Les jeunes sont confrontés à la crise du climat, à la pression des réseaux sociaux, aux injonctions sur le Web, à ce qu’on appelle « fear of missing out » [la peur de rater quelque chose]. Et à la pression économique. Selon les derniers chiffres, il y a 330 millions de cas de dépression dans le monde, la moitié d’entre eux sont résistants aux traitements. La dépression est la cause la plus importante d’incapacité. Ça coûte une fortune à la société de soigner les maladies mentales. Nous devons aborder la santé mentale avec le même sérieux que les traitements contre le cancer. Et ces thérapies psychédéliques ne pouvaient pas arriver à un meilleur moment.


     

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