L’affaire ukrainienne a changé de dimension, jeudi, avec la publication du rapport du lanceur d’alerte au cœur de l’enquête en vue d’une destitution de Donald Trump lancée mardi par la Chambre des représentants. Un document de neuf pages d’une grande clarté, dont seules certaines annexes sont caviardées, qui implique le président américain mais également son avocat personnel Rudy Giuliani, décrit comme son principal émissaire dans cette affaire. «Dans le cadre de mes fonctions officielles, j’ai été informé par plusieurs responsables du gouvernement américain que le président des Etats-Unis utilisait les capacités de sa fonction pour solliciter l’ingérence d’un pays étranger dans l’élection de 2020 aux Etats-Unis», écrit le lanceur d’alerte dans ce document daté du 12 août. Sa publication intervient au lendemain de celle du mémo d’une conversation téléphonique entre Trump et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, le 25 juillet, au cours de laquelle le locataire de la Maison Blanche a demandé à son interlocuteur d’enquêter sur son rival démocrate potentiel pour 2020, l’ancien vice-président Joe Biden.

A ce jour, l’identité du lanceur d’alerte, un officier de la CIA selon le New York Times, demeure inconnue. Il a envoyé son signalement à l’inspecteur général des services de renseignement, Michael Atkinson, qui l’a jugé «urgent» et «crédible» et l’a transmis, comme le prévoit la loi, au directeur national du renseignement, Joseph Maguire. Le signalement revient en détail sur la conversation téléphonique du 25 juillet : «Après un échange initial de civilités, le Président a utilisé le reste de l’appel pour mettre en avant ses intérêts personnels, écrit-il. Il a notamment cherché à faire pression sur le président ukrainien pour qu’il l’aide dans la campagne pour sa réélection en 2020.»

Le document insiste également sur les tentatives de la Maison Blanche de cacher le contenu de la conversation. Sont aussi mentionnés les nombreux contacts entre des diplomates américains, Rudy Giuliani et le gouvernement ukrainien. Enfin, le document évoque le «changement soudain de politique vis-à-vis de l’aide américaine à l’Ukraine», que les démocrates accusent Trump d’avoir utilisée comme levier de chantage sur Zelensky. Quelques jours avant la fameuse conversation, le président américain avait en effet ordonné le gel de 391 millions de dollars (355 millions d’euros) d’aide militaire à Kiev. Trump, assure le lanceur d’alerte, aurait en outre demandé à son vice-président, Mike Pence, de ne pas se rendre à l’investiture de Zelensky. Il estime que l’ensemble de ces actions pourraient constituer «un abus ou une violation de la loi» par l’exécutif, poser des «risques à la sécurité nationale des Etats-Unis, et saper les efforts du gouvernement américain pour prévenir et contrer les ingérences étrangères dans les élections américaines».

«Signal d’alerte majeur»

Selon cet officier du renseignement, environ une douzaine de personnes ont écouté la conversation entre les deux présidents, et la teneur des propos du dirigeant américain aurait aussitôt suscité de vives inquiétudes au sein de l’équipe Trump. «Dans les jours suivants, j’ai appris par de nombreux officiels que des hauts responsables de la Maison Blanche étaient intervenus pour verrouiller toutes les archives liées à l’appel téléphonique», écrit-il. Il précise que les «avocats de la Maison Blanche» ont ordonné que ces archives soient retirées du système informatique habituel et transférées dans un système électronique ultrasécurisé, réservé aux informations ultraconfidentielles liées notamment aux dossiers de sécurité nationale.

Selon l’auteur du document, ces mesures prouvent que l’entourage du Président a rapidement compris «la gravité de ce qui s’était passé lors de cette conversation téléphonique». Si cette version est exacte, elle prouve que l’affaire dépasse Donald Trump et que son entourage s’est rendu complice d’un effort concerté, au sein de l’exécutif, pour camoufler une conversation compromettante politiquement. Surtout, cela contredirait totalement l’argumentaire du chef d’Etat américain, qui n’a cessé de répéter ces derniers jours que son échange avec Zelensky avait été «parfaitement normal» et «anodin». Pour la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, la Maison Blanche a bien cherché à «étouffer l’affaire». L’administration, elle, a dénoncé jeudi «l’hystérie et les interprétations erronées colportées» par l’opposition.

A la lecture du document du 12 août, un homme en particulier - outre Trump - semble au cœur de la tourmente : Rudy Giuliani, décrit comme «la figure centrale» des pressions supposément exercées sur le pouvoir ukrainien. L’ancien maire de New York est mentionné à une trentaine de reprises, notamment pour ses nombreux contacts avec des responsables ukrainiens. Début août, Giuliani aurait rencontré à Madrid un conseiller du président ukrainien. Une rencontre décrite par des officiels américains comme une «prolongation directe» de la conversation téléphonique entre Trump et Zelensky, survenue une semaine plus tôt.

Depuis l’élection de Zelensky en avril, l’avocat personnel de Trump a rencontré ou s’est entretenu avec plusieurs figures du pays, dont le procureur général, un diplomate et le patron des services de renseignement. «A partir de mi-mai, plusieurs officiels américains m’ont confié qu’ils étaient inquiets de ce qu’ils percevaient comme un contournement, par Giuliani, du processus de décision en matière de sécurité nationale, via ses échanges avec des responsables ukrainiens et sa façon de relayer des messages entre Kiev et le Président», écrit le lanceur d’alerte. Pour Michael Carpenter, ancien diplomate et membre du Conseil de sécurité nationale sous Barack Obama, la «rencontre privée» entre l’avocat du Président et le chef des renseignements ukrainiens est un «signal d’alerte majeur». «Cela ressemble fortement à une tentative de manipuler un service de renseignement étranger», a-t-il tweeté. 

«De bonne foi»

La publication jeudi du signalement est intervenue quelques minutes avant le début de l’audition, devant la commission du renseignement de la Chambre des représentants, du patron du renseignement, Joseph Maguire. Avec ces questions : cet ancien commando marine, qui a rappelé ses trente-six ans de service «sous huit présidents», a-t-il manqué à ses devoirs en ne transmettant pas, sous sept jours comme le prévoit la loi, le rapport du lanceur d’alerte aux commissions du Congrès en charge du renseignement ? Et quel rôle ont joué la Maison Blanche et le ministère de la Justice dans cette décision ? «J’ai retardé [la transmission du document] parce qu’il ne correspondait pas à la définition d’un "problème urgent"», a justifié ce vice-amiral à la retraite, assurant n’avoir reçu aucune consigne de la Maison Blanche. Il a également démenti, comme certains médias l’avaient affirmé, avoir menacé Trump de démissionner, sur fond de tensions avec le Président. Expliquant que son rôle n’était pas d’enquêter sur la véracité du signalement, il a toutefois concédé que «cette affaire [était] unique et sans précédent» : «Quand j’ai vu ce signalement, j’ai immédiatement su que l’affaire était sérieuse», a-t-il déclaré. Ajoutant qu’il considérait que le lanceur d’alerte et l’inspecteur du renseignement réceptionnaire du signalement avaient «fait ce qu’il fallait, en conformité avec la loi à chaque étape, et agissaient de bonne foi», dépourvus de motivations politiques.

Il s’est en revanche refusé à commenter ses éventuelles conversations avec Trump. Pour la présidente de la Chambre des représentants, qui a déclenché l’enquête pour destitution contre Trump, Maguire «a enfreint la loi. Les règles sont claires : il devait transmettre ce signalement à la commission du renseignement». Les démocrates de la Chambre veulent désormais auditionner le lanceur d’alerte, dont même le patron du renseignement a dit ignorer l’identité. Pressé par les élus démocrates, il a promis de l’autoriser à témoigner «entièrement et librement».

Isabelle Hanne correspondante à New York , Frédéric Autran